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Les mots qui ne s'écrivent pas


Il y a deux ans, je disais au revoir à mes collègues, la bedaine ronde et la tête pleine d’appréhension. Je quittais un emploi que j’adorais pour me lancer dans le vide. Mon bébé n’était pas encore là, mais je savais secrètement que je ne deviendrais pas qu’une mère, mais aussi une de ces folles d’amour, une de ces mamans-à-la-maison.

J’ai toujours été comme ça : excessive, un peu trop engagée dans mes projets. Je me disais : je ne veux pas qu’un autre élève mon enfant. Il sera avec moi tout le temps, et quand il dormira, je m’occuperai de mon autre bébé, celui que je porte dans ma tête depuis maintenant trois ans : mon roman.

Sauf qu’il n’a jamais dormi, mon petit Noé. Ou si peu. À vingt-trois mois, il se réveille encore trois, quatre, cinq, huit, douze fois par nuit. Il se lève à six heures trente et se couche à vingt-deux heures. Et quand il fait la sieste, je dors aussi.

Et je pense à mon roman qui ne s’écrit pas. Et je me répète : il faut pouvoir rêver avant d’écrire.

Noé a beaucoup grandi. C’est un géant de même-pas-deux-ans qui parle comme un enfant de trois ans. Il sait compter jusqu’à dix, épeler son nom, chanter des dizaines de chansons. Il reconnaît le cri de plusieurs oiseaux, sait « lire » de mémoire ce qui est écrit sur les pages de dizaines de livres. Il connaît sa date de fête, le nom de sa rue, de son quartier. Il appelle tout le monde - moi y compris - par leur nom complet. Et lorsqu’un inconnu s’étonne qu’il s’exprime si bien, Noé sort l’artillerie lourde et dit avec le plus grand des sérieux : « Donald Trump, c’est un président américain ».

Mon roman, lui, n’a vieilli que de soixante pages.

Pour que je puisse m’occuper de la maison, mon corps et ma santé mentale, Noé va à la garderie trois jours semaine. Parfois, quand tout est calme dans la maison, je m’assois dans la lumière du salon. Je regarde les écureuils qui grimpent au pommier, ouvre un livre et suis rongée par la culpabilité. Je pourrais laver le four, passer l’aspirateur, partir une brassée. « Et les légumes qui flétrissent dans le frigo? Il faudrait faire un potage ». Et je pense à ce que mon amoureux dirait : « Julie, prends du temps pour toi ».

Je replonge dans mon livre, mais impossible d'atténuer la rumeur du dehors : « Les GES grimpent, il ne reste que 10 ans pour renverser la vapeur, il faut sauver le monde, vite, vite, vite ».

Et je repense à mon roman et je me dis : il faut pouvoir rêver avant d’écrire.

Un jour, Noé dormira et j’écrirai. Et je sauverai peut-être le monde en passant.

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